... "elle s'appelait Nathalie..."
Avant la Nathalie de Gilbert Bécaud, il y a eu celle de Louis-Ferdinand Céline. Mais... Céline en URSS? Autant envoyer un Polaris, non? Pour l'été 1936, entre l'Espagne en guerre à feu et à sang, et la Russie sous Staline, il n'y avait que l'embarras du choix, si on voulait faire un voyage au fond de la nuit et de la mort à crédit. Céline a choisi l'URSS, c'était plus fashion entre les écrivains. Il y a apprécié les extrémités et les contradictions, c'est son genre après tout, les palais à échelle de géants, la grâce aérienne des ballerines du ballet russe, et les scolopendres du nouveau régime. Voici la fin de l'été 1936 selon la Vie de Céline de Frédéric Vitoux...
Ah! ces fameux voyages en Russie!... Au cours des années vingt, des années trente, ils étaient en passe de devenir l'exercice obligé pour tout intellectuel digne de ce nom. Il fallait s'être rendu au moins une fois sur place pour découvrir cette grande lueur encore énigmatique, ce grand espoir ou cette grande peur venus de l'Est, pour prendre la mesure d'un monde nouveau sinon d'un homme nouveau, pour visiter les réalisations du régime et témoigner de ce que l'on avait vu. Le même prénomène se reproduira pour la Chine maoïste à la fin des années soixante, et sur la foi d'une semaine ou deux d'un séjour très organisé, écrivains et hommes politiques livreront avec une parfaite tranquillité d'âme leurs jugements et leurs points de vue aussi aveugles que péremptoires.
En Russie donc il y avait eu Romain Rolland et Henri Béraud, Georges Duhamel et Henri Barbusse parmi les premiers à accepter l'invitation du gouvernement soviétique. Puis ce fut le tour de Malraux et de Marc Chadourne, de Roland Dorgelès et d'André Chamson. Pour les Russes, le risque était bien sûr de décevoir leurs invités, mais il fallait bien tenter sa chance dans ces grandes et nouvelles "relations publiques" de l'intelligentsia et de la propagande. Accompagné de Louis Guilloux et d'Eugène Dabit, André Gide partit à son tour le 17 juin 1936. à soixante-dix ans, Gide avait l'ardeur d'un néophyte. Lui l'écrivain bourgeois attiré peu à peu vers un engagement politique plus précis s'était retrouvé depuis quelques années entraîné de congrés en meetings, de conférences en pétitions. Il s'écriait alors avec une belle emphase: "S'il fallait donner ma vie pour assurer le succès de l'U.R.S.S., je la donnerai aussitôt." C'est dire si les Soviets l'accueillirent avec les honneurs, affrétant pour lui et ses compagnons un wagon spécial, organisant réceptions et visites protocolaires. Mais ils avaient oublié que Gide l'écrivain sympathisant de la gauche aux engagements généreux était d'abord un intellectuel avant d'être un homme de parti, un solitaire qui ne priviégiait rien tant que l'indépendance d'esprit nécessaire à l'écrivain, c'est à dire quelqu'un qui faisait passer la recherche de la vérité avant toute autre valeur et qui ne pouvait témoigner que de ce qu'il voyait. Après être revenu de Russie le 22 août, Gide publia donc son fameux et courageux Retour de l'URSS qui souleva la colère des écrivains de gauche. Gide torturé et amer ne ouvait se taire, malgré toutes les prudences et les précautions stylistiques dont il d'entoura. Romain Rolland et les autres l'accusèrent de double jeu. Tant pis!
Céline, lui, on ne l'attendait pas avec des honneurs, des bouquets de fleurs et des wagons spéciaux. À vrai dire, on ne l'attendait pas du tout. Il voyagea seul. Il ne souhaitait rien d'autre. Lucette Almansor qui ne vivait pas encore avec lui rue Lepic mais dont la présence lui devenait chaque jour plus indispensable, songea à l'accompagner. Louis le lui avait proposé et elle se réjouissait à l'idée de découvrir Leningrad, le Palais d'Hiver et surtout les ballets de la grande école de danse russe. Malheureusement ils n'étaient pas mariés. Impossible de retenir une seule chambre à l'hôtel. Le système soviétique ne badinait pas avec la morale ou avec ses apparences. Face aux obstacles administratifs qui s'accumulèrent, visas et autres, Lucette dut renoncer à son voyage. Louis s'embarqua seul à bord du S.S. Polaris à destination d'Helsinki puis de Leningrad.
Plus tard, à son retour d'U.R.S.S., quand il publiera Mea culpa, un journaliste imprudent le traitera de renégat. L'outrage fera bondir Céline et lui inspirera quelques pages très violentes dans Bagatelles pour un massacre. Il aura beau jeu de rappeler alors son absence totale d'engagement, il insistera sur le fait qu'il avait réglé lui-même toutes les dépenses de son voyage.
"Je suis pas allé moi en Russie aux frais de la princesse!... C'est à dire ministre, envoyé, pèlerin, cabot, critique d'art, j'ai tout payé de mes clous... de mon petit pognon bien gagné, intégralement: hôtel, taxis, voyage, interprète, popote, boustif... Tout!... J'ai deénsé une fortune en roubles... pour tout voir à mon aise... J'ai pas hésité devant la dépense... Et puis ce sont les Soviets qui me doivent encore du pognon... Qu'on se le dise!... Si cela intéresse des gens. Je leur dois pas un fifrelin!... pas une grâce! pas un café-crème!..."
À bord du Polaris, Céline écrivit une lettre à Cillie, mariée et qui attendat à cette époque un enfant. Il lui donna des nouvelles de Lucienne Delforge qu'il n'avait plus revue et qui devait être amoureuse d'un journaliste. "À propos j'ai eu bien du mal avec 'Mort à Crédit'. Presque toute la critique contre moi, et avec quelle virulence! Ila ne l'ont même pas lu. Ce qu'ils pensent m'est bien égal mais l'effet sur la vente a été déplorable. J'en vendra à peine 40 000 — et il m'avait donné un mal inouï! Bien pire que le 'Voyage'! Mais tout ceci est futile. Je ne suis pas très bien. J'ai été bien épuisé après ce terrible livre. Je vais à Moscou chercher un peu d'argent si possible."
Alla-t-il vraiment à Moscou? C'est peu probable. Les rares témoignages et les documents dont nous disposons à propos de son voyage en Russie, en particulier les pages qu'il lui consacra dans Bagatelles, ne font allusion qu'à son séjour à Leningrad. Très vraisemblement, Louis ne quitta pas la ville et ses environs.
"De midi jusqu'à minuit, partout je fus accompagné par une interprète (de la police). Je l'ai payée au plein tarif... Elle était d'ailleurs bien gentille, elle s'appelait Nathalie, une très jolie blonde par ma foi, ardente, toute vibrante de Communisme, prosélytique à vous buter, dans les cas d'urgence... Tout à fait sérieuse d'ailleurs... allez pas penser des choses!... et surveillée! Nom de Dieu!...
"Je créchais à l'Hôtel de l'Europe, deuxième ordre, cafards, scolopendres à tous les étages... Je dis pas ça pour en faire un drame... bien sûr j'ai vu pire... mais tout de même c'était pas "nickel"... et ça coûtait rien que la chambre, en équivalence: deux cent cinquante francs par jour! Je suis parti aux Soviets, mandaté par aucun journal, aucune firme, aucun parti, aucun éditeur, aucune police, à mes clous intégralement, juste pour la curiosité."
Que vit-il à Leningrad où il débarqua sans doute peu après la mort de son ami Eugène Dabit à Sebastopol le 21 août, au cours de la tournée "officielle" qu'il avait entreprise avec Gide? La misère, les ruines, la pauvreté, la docilité résignée du peuple, la prospérité pateline des hommes d'appareil, la propagande, l'hypocrisie, l'oppression, etc. De tout cela, très bien, il allait plus tard parler à loisir. Mais concrètement?
Leningrad d'abord l'enchanta. "Dans son genre, c'est la plus belle ville du monde." Et elle lui inspira des lignes superbement lyriques:
"Imaginez un petit peu... les Champs-Élysées... mais alors, quatre fois plus larges, inondés d'eau pâle... la Neva... Elle s'étend encore... toujours l+abas... verse le large livide.. le ciel... la mer... encore plus loin... l'estuaire tout au bout... à l'infini... lq mer qui monte vers nous... vers la ville... Elle tient toute la ville dans sa main la mer!... diaphane, fantastique, tendue... à bout de bras... tout le long des rives... toute la ville, un bras de force... des palais... encore d'autres palais... Rectangles durs... à coupoles... marbres... énormes bijoux durs... au bord de l'eau blême... À gauche, un petit canal tout noir... qui se jette là... contre le colosse de l'Amirauté, doré sur toutes les tranches... chargé d'une Renommée, miroitante, tout en or... Quelle trompette! en plein mur... Que voici de majesté! Quel fantasque géant? Quel théâtre pour cyclopes?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses... vers la mer..."
Il dut visiter des hôpitaux. Médecin hygiéniste, il en avait pris l'habitude, on n'ose pas dire le goût. Un pays se révélait d'abord à ses yeux par ses réalisations sanitaires. Bagatelles nous conte ainsi une inénarrable visite au Grand Hôpital des maladies vénériennes où, dans une atmosphère lugubrement clownesque, un confrère hilare lui fit faire la tournée de salles de traitement plongées dans un état de délabrement absolu.
Un après-midi, sa jeune guide-interprète Nathalie l'emmena assister sur une île à une rencontre de tennis entre Cochet el le champion soviétique Koudriach. Cette Nathalie, à propos, parvint-il à la séduire? Il le laissa entendre plus tard à Karen Marie Jensen et Lucette Almansor. Nathalie aurait même voulu l'épouser pour quitter légalement l'Union soviétique, quitte à divorcer dès leur arrivée en France...
Louis visita aussi le musée de l'Ermitage, on s'en doute, l'esplanade du Palais d'Hiver et la demeure de Nicolas II et de sa famille. Il fut choqué, raconte-t-il toujours dans Bagatelles, en revenant de Tzarkoï, le dernier château du tsar, par l'impetinence avec laquelle les guides insistaient sur les ridicules de la famille régnante qui avait été massacrée ensuite dans les conditions que l'on sait. Il en fit la remarque à Nathalie. "Cette visite... chez les victimes... cette exhibition de fantömes... agrémentée de commentaires, de mille facéties... Cette désinvolte, hargneuse énumeration... acharnée des petits travers... mauvais goût... ridicules manies "Romanoff"... à propos de leurs amulettes, chapelets, pots de chambre... Elle admettait pas... Elle trouvait parfaitement juste, Nathalie.J'ai insisté. Malgré tout, c'est de là, de ces quelques chambres, qu'ils sont partis tous en chœur, pour leur destin, les Romanoff... pour leur boucherie dans la cave... On pourrait peut-être considérer... faire attention... Non! Je trouvais ça, moi, de mauvais goût! Encore bien pire comme mavais goût, cent fois pire que tous les Romanoff ensemble..." Une dispute en découla. "Je me sentais plus! de brutalité! Je devenais tout Russe!"
Mais Leningrad, pour Céline, ce fut surtout la danse et le théâtre Marinski (aujourd'hui Kirov) pour l'ensorceler. "Le plus beau théâtre du monde? Mais le 'Marinski'! sans conteste!... Aucune rivalité possible!... Lui seul vaut tout le voyage!... Il doit bien compter dans les deux mille places... C'est le genre du Grand-Gaumont... du roxy... pour l'ampleur... Mais quel style! Quelle admirable, unique réussite! quel ravissement!... Dans le genre mammouth... la perfection... léger... on ne peut mieux... du mammouth léger... aérien de grâce... décoré tout de bleu ciel, pastel filé d'argent..."
Il y assista à une répresentation de La Dame de pique de Tchaïkovski (car il faut sans doute mettre sur le compte de l'exagération célinienne l'affirmation selon laquelle il assita à six représentations consécutives). "Parmi les danseurs: deux sujets admirables... Lyrisme, haute technique, tragédie, de véritables poètes... Les femmes? d'excellentes ouvrières, bien douées... sans plus... une ballerine exceptée—Oulianova... Mais leurs ensembles? La divinité!... Des orgues du mouvement humain. Essaims de coryphées à remplir tout le ciel... Leurs 'Pas de quatre'? comètes frémissantes... Les sources miroitantes du Rêve... les abords du Mirage! Toutes les soirées du Marinski!"
Essaya-t-il de rencontrer le directeur du théâtre pour lui proposer son ballet la Naissance d'une fée? Il l'affirma encore dans Bagatelles pour un massacre (où l'argument de ballet est du reste publié). Le directeur lui aurait répondu que son sujet, malheureusement, n'était pas assez 'sozial' mais que bien sûr, une autre fois, un autre sujet, la saison prochaine, les Russes connaissaient ses dons admirables, etc. Affabulations? Pas sûr.
Son séjour s'acheva le 21 septembre quand le Meknès de la Compagnie générale transatlantique quitta Leningrad pour Londres et Le Havre où Céline débarqua quatre jours plus tard, le 25. Il prit une chambre à l'hôtel Frascati qui lui était familier, avant de regagner Paris peu après. Le bilan de son voyage? Sans équivoque.
"Je suis revenu de Russie, quelle horreur! quel bluff ignoble! quelle sale stupide histoire! Comme tout cela est grotesque, théoriqu et criminel! Enfin!" écrivit-il aussitôt à Cillie. Même ton dans la lettre adressée à Karen Marie Jensen le 15 octobre: "J'ai été à Leningrad pendant un mois. Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour y croire. Une horreur. Sale, pauvre—hideux. Une prison de larves. Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. Enfin je vous raconterai. Je suis passé en bateau par Copenhagen où je suis resté 3 heures! Quel paradis après la Russie!"
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